En décembre 2024, parution du texte Les règles peuvent être réinventées à tout moment : Alexandre Caretti, par Liberty Adrien.
Alexandre Caretti a été accueilli courant 2023 et 2024 pour une résidence de recherche au CRAC Alsace, soutenue par le programme «Émergences Arts Visuels» de la Région Grand Est. À cette occasion, le centre d'art a invité la curatrice et critique d'art Liberty Adrien à le rencontrer pour échanger autour de sa pratique artistique. Ces conversations prennent aujourd'hui la forme du texte Les règles peuvent être réinventées à tout moment : Alexandre Caretti, par Liberty Adrien.
«Les artistes qui utilisent les jeux comme moyen d'expression manipulent des éléments communs aux jeux-systèmes et styles de représentation, règles de progression, codes de conduite, contexte de réception, paradigmes de victoire et de défaite, modes d'interaction dans un jeu - car ce sont les propriétés matérielles des jeux, tout comme le marbre et le ciseau ou la plume et l'encre, qui apportent avec eux leurs propres possibilités, limitations et conventions.»—Mary Flanagan*
Une lueur vacillante émane de l’un des recoins sombres d'une construction fragile. Ses ondulations rappellent celles d'une flamme dansante, laissant présager le spectre d’un incendie domestique. Les façades de cette architecture angulaire aux allures de maison de poupée présentent une absence frappante : dépourvues de portes et de fenêtres, elles arborent un balcon solitaire, des autocollants de fruits et de légumes, et une étiquette d'expédition avec un code-barres. Le long des murs en carton serpentent des fils électriques bricolés, tandis que les volumes du toit rouge bordeaux de la bâtisse suggèrent son agencement intérieur. Un judas, discrètement positionné sur l’une des façades, offre une vue restreinte des scènes qui s’y déroulent, tout juste un halo de lumière et des ombres mouvantes. Cette œuvre énigmatique, intitulée Maison (1996-2000) (2023), est la représentation mémorielle d’Alexandre Caretti de la demeure de ses grands-parents. Seule l'esthétique précaire de cet objet sculptural s'offre à notre regard. La dramaturgie qui s'y joue est laissée à notre imagination.
Le travail de Caretti prend forme dans les interstices entre le fictif et le réel, le manifeste et le non-dit. Son corpus d'œuvres, qui s'étend sur différentes échelles, temporalités et supports, fait écho à la notion de jeu critique telle que définit l'historienne Mary Flanagan. Mêlant les esthétiques et les méthodologies du jeux à des éléments tirés de sa propre biographie, de l'iconographie domestique et des cultures populaires—de récits oraux et littéraires à des références cinématographiques et de faits divers—Caretti interroge les cadres sociaux, politiques et culturels complexes de la société contemporaine. Par des sculptures et installations évoquant des maisons de poupées et des mondes miniatures, des collages ressemblant à des scrapbook** et des films inspirés des pratiques de cosplay*** ainsi que par des projets artistiques collaboratifs qu'il initie, Caretti nous invite à une réflexion critique sur les notions de masculinités, le sentiment d'appartenance et, plus récemment, les écosystèmes de l'art****.
Accordant une attention particulière aux périodes de (trans)formation, notamment le passage de l'enfance à l'adolescence et à l'âge adulte, les œuvres de Caretti trouvent un cadre unique dans les bâtiments de l'ancienne école de la ville d’Altkirch, qui abritent aujourd'hui le CRAC Alsace. En résidence pendant plusieurs mois au centre d'art, nous nous sommes rencontrés dans l'ancienne demeure du proviseur, où il vit et travaille. L'espace feutré de la cage d'escalier menant à l'appartement, enveloppée de mystère et baigné de lumière tamisée, reflète de manière étonnante l'attrait de l’artiste pour la mise en scène et le storytelling. Sur le palier supérieur, Caretti a installé l'une de ses pièces, Bienvenue ludovic hadjeras (2023), une ampoule électrique à haute intensité placée dans l'une des appliques murales. Transformé en un espace liminal reliant le monde extérieur aux royaumes spéculatifs tissés par l’artiste, cet escalier, devenu espace d’exposition, illustre l'exploration par Caretti des relations potentielles entre l'œuvre et le spectateur. L’essence de Bienvenue ludovic hadjeras réside dans sa dimension participative : pour l’activer, il faut monter les étages et allumer la lumière.
Les frontières poreuses entre la pratique artistique et la vie quotidienne jouent un rôle crucial dans l'imaginaire de l'artiste. Ces dernières années, le travail de Caretti s’est développé au sein d’expériences collectives, reflétant un intérêt marqué pour les nuances et le potentiel des relations humaines à travers le dialogue et la collaboration. À l’invitation du 19, CRAC à Montbéliard en 2023, Caretti a convié neuf artistes à s'engager dans un processus de création, présenté dans l’exposition collective Casabella*****. Les règles d'engagement, le cadre conceptuel et l'agencement de l'exposition ont été définis en groupe, lors d'une résidence-travail-vacances passée dans une maison louée à cet effet. Certaines des pièces présentées ont été co-conçues, tandis que d'autres se complétaient subtilement, agissant comme des supports ou des liens. Au cœur de Casabella résidait la mise en valeur d'un réseau affectif, un terme récurrent dans le lexique de Caretti, soulignant l'importance égale du processus créatif et des œuvres exposées.
En déplaçant l'acte de création dans le domaine de la pensée collective, de la négociation, du compromis et de l’échange, Caretti articule une perspective critique qui remet en question le sentiment d’isolement de l'artiste vis-à-vis de sa communauté, ainsi que les notions traditionnelles d'auteur et de génie singulier. Dans ses mondes spéculatifs peuplés de multiples personnages et ses récits où les frontières entre réalité et fiction s'estompent, les tensions entre permanence et transformation se révèlent, remettant en question l'immuabilité des formes, des êtres, des systèmes et des idées.
—Liberty Adrien, Septembre 2024.
* Mary Flanagan, Critical Play: Radical Game Design (MIT Press, 2009).
** Le scrapbooking est un loisir qui consiste à créer un album dans lequel sont rassemblés et collés divers éléments tels que des photos, des coupures de journaux, des dessins, et d'autres souvenirs ayant une valeur sentimentale ou mémorielle.
*** Le cosplay est une pratique consistant à revêtir l'apparence d'un personnage issu des mangas, de la science-fiction et des jeux vidéo. Larousse en ligne, consulté sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/cosplay.
**** Caretti emploie ce terme en référence au poète et artiste Franck Leibovici : « une œuvre d’art ne se réduit pas à l’artefact exposé. pour faire fonctionner l’œuvre du mieux possible, il est essentiel de prendre en compte les pratiques qu’elle implique, tant dans sa production que dans sa maintenance, les collectifs qu’elle mobilise, les règles morales ou les ascèses qu’elle met en place—bref, son "écosystème" ». Extrait de ‘Essais de bricologie. Ethnologie de l'art et du design contemporains’, 2015, consulté sur https://journals.openedition.org/tc/7582.
***** Casabella, exposition collective avec Agathe Berthou, Ondine Duché, Christiane Geoffroy, ludovic hadjeras, Vérane Kauffmann, Jules Maillot, Marie Mercklé, Floraine Sintès, et Kelly Weiss, du 26 octobre au 19 décembre 2023 au 19 CRAC, Centre régional d'art contemporain de Montbéliard.
Basée entre Berlin et Francfort, Liberty Adrien partage depuis 2022 la direction curatoriale de Portikus à Francfort avec la curatrice Carina Bukuts. Dans ce cadre, elle a orchestré des expositions monographiques consacrées à Adrian Piper, Tarik Kiswanson et Philippe Thomas en 2024 ainsi qu’à Simone Fattal et Lap-See Lam en 2023, ou encore Ximena Garrido-Lecca et Asad Raza en 2022. Elle a également conçu des expositions collectives avec des artistes tels que Thomas Bayrle, Derek Jarman, Sarah Maldoror, Sung Tieu, Sky Hopinka, Trinh T. Minh-ha et Cecilia Vicuña. Avant son arrivée à Portikus, Liberty Adrien a imaginé une série d’expositions à travers l’Europe, mettant en valeur un ensemble d’œuvres vidéo issues des collections du 49 Nord 6 Est Frac Lorraine et du Centre national des arts plastiques (Cnap) où elle a obtenu une bourse de recherche curatoriale en 2016. Lauréate de la bourse curatoriale du Cnap (2016-2017) pour son Étude sur l’histoire des acquisitions d’œuvres d’artistes femmes pour la collection nationale d’art française, de 1791 à nos jours, sa recherche a été présentée dans le magazine de l’Association AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions, et au ARTE Journal (2020). Liberty Adrien est également autrice, éditrice et enseigne à la Städelschule de Francfort.