Du 15 juin au 17 septembre 2023, OTTILIA, exposition personnelle de Beatriz Santiago Muñoz, sur un commissariat d'Elfi Turpin.
Monique Wittig—née en 1935 à Dannemarie dans une commune située à quelques kilomètres du CRAC Alsace et décédée en 2003 à Tucson en Arizona—fait par chance partie du territoire politique et affectif du centre d'art, tant et si bien que nous avons entrepris, il y a maintenant plus de cinq ans, de lire l’intégralité de son œuvre et de regarder comment cette expérience allait affecter notre programme. Au gré de lectures collectives, projets et résidences, les livres—La Pensée straight, Le Brouillon pour un dictionnaire des amantes, L’Opoponax, Le Corps lesbien, …, Paris-la-politique—sont passés de main en main, jusqu’à ce que Les Guérillères* remonte en haut de la pile en 2019, pour finir par constituer le livre de chevet de l’exposition collective intitulée Le couteau sans lame et dépourvu de manche**. Nous avons alors constaté avec joie que ce livre accompagnait de nombreuses artistes, et plus particulièrement, Beatriz Santiago Muñoz, dont la lecture lors de ses premières années d’étude à l’Université de Chicago la marquera durablement, impressionnée qu’elle fut par la façon dont l’expérimentation formelle de Wittig permettait de toucher le monde, en le nommant autrement.
Publié en 1969, Monique Wittig écrit Les Guérillères dans le contexte des luttes décoloniales et des mouvements de libération des femmes. Elle agence un grand poème épique décrivant une marche mythique et colorée renversant, en mode guérilla, le patriarcat et le langage qui l’assoit. C’est la guerre des pronoms: apparaît Elles, entité collective, personnage principal qui se livre à un combat sanglant contre ce régime patriarcal. Le livre est divisé en trois parties, séparées de cercles, tandis qu’un poème, composé principalement d’une liste de prénoms, court le long du récit toutes les cinq pages. La dernière partie est celle que Wittig écrit en premier, celle où Elles gagnent, et où, armées jusqu’aux dents, Elles mettent une rouste à ce régime. Puis «Elles disent, si je m’approprie le monde, que ce soit pour m’en déposséder aussitôt, que ce soit pour créer des rapports nouveaux entre moi et le monde»***. Les deux premières parties se situent après la dernière partie, dans le futur donc, celui où nulle classe ne prend le pouvoir sur une autre. Un futur où on invente et on décontamine le langage.
Monique Wittig a ouvert un vaste chantier littéraire dans lequel Beatriz Santiago Muñoz se replonge en 2017 en décidant de s’inspirer du livre, de ses techniques et de son pouvoir de transformation du monde par le langage, pour en faire une expérience de cinéma. Plus qu’une adaptation du livre, elle en agence une transposition sur son territoire artistique, affectif et politique, l’île de Porto Rico, la Caraïbe. Les Guérillères devient ainsi un manuel d’instructions pour faire un film, dont elle emprunte mots, situations et stratégies, qu’elle expérimente en tournant avec un groupe de proches performeuses, militantes féministes, parcourant grottes, rivières, et forêt tropicale, en bordure d’un paysage marqué par la violence coloniale et l’occupation militaire. Ensemble, elles façonnent cette subjectivité plurielle, une figure, qui pour se libérer des catégories de genre, de sexe, de race, n’est caractérisée que par les actions et les relations des unes avec les autres. Qu’est-ce que ça fait aux idées de Wittig d’être jetées dans la forêt tropicale? Ça les humidifie, ça les actualise, ça les prolonge dans un autre rapport au vivant et à l’invisible, ça les confronte au problème racial. Ça fait le film Oriana****. Et c’est puissant.
Beatriz Santiago Muñoz poursuit l’expérience l’été dernier au CRAC Alsace, où elle rencontre un groupe d’artistes, enseignantes, étudiantes, enfants proches du centre d’art qui agenceront avec elle une nouvelle subjectivité collective. Le texte des Guérillères devient un outil pour se relier, s’assouplir, improviser en français et tourner, caméra 16 mm au poing, sur ce territoire: dans une ancienne bibliothèque, au bord d’un lac, dans une imprimerie, en bordure d’un paysage rural marqué par l’industrialisation et les guerres, dans l’éclatante et blanche lumière d’été. Qu’est-ce que ça fait aux idées de Beatriz d’être jetées sur les terres natales de Wittig, en Alsace? Ça fait le film Œnanthe. C’est doux, et ça a une saveur d’Opoponax*****.
Cette exposition déploie ainsi les deux films, Oriana et Œnanthe, dont les séquences sont remontées et installées dans les murs du centre d’art, l’ancien lycée d’Altkirch, assemblant les images tournées en Alsace et à Porto Rico, et convoquant des présences, l’entourage de Monique Wittig, des figures de spectateur·ice, pour former la constellation OTTILIA******.
—E.T., mai 2023.
* Monique Wittig, Les Guérillères, Les Éditions de Minuit 1969.
** Le couteau sans lame et dépourvu de manche, exposition collective avec Meris Angioletti, Tarek Lakhrissi, Candice Lin, Beatriz Santiago Muñoz, Liv Schulman, Marnie Slater, P. Staff, Lena Vandrey, 13 octobre 2019—12 janvier 2020.
*** Wittig, op. cit., p. 154.
**** Oriana a fait l’objet d’une exposition à Pivô, São Paulo, du 5 septembre au 6 novembre 2021, puis à Argos, Bruxelles, du 11 février au 07 mai 2023.
***** L’Opoponax est le premier roman de Monique Wittig paru aux Éditions de Minuit, en 1964.
****** Ottilia est le nom latin d’Odile, guérisseuse, sainte patronne de l’Alsace, des non-voyant·es et des malvoyant·es.
Le vernissage aura lieu le jeudi 15 juin à partir de 19h30. À cette occasion, une navette gratuite partira depuis Art Basel, départ depuis Bleichestrasse à 19h, retour à Bâle à 22h30. Réservation: m.gamboa@cracalsace.com.