En mars 2022, entretien avec Pedro Barateiro, propos recueillis par Elfi Turpin autour de l'exposition Love Song.
L’exposition Love Song commence avec des photographies prises par Mário Varela Gomes les 25 et 26 avril 1974, lors de la révolution des oeillets à Lisbonne, qui marque la fin du régime fasciste. Pourquoi as-tu choisi ces images?
Ces images montrent l’occupation des bureaux de la censure par un groupe de personnes qui pénètrent dans le bâtiment et jettent dans la rue de grandes piles de papiers depuis un balcon, documents que la foule examine en acclamant la liberté de la presse. J’ai choisi ces images en raison de l’importance des documents en tant que faits dans une ère de post-vérité. Pour moi, ils sont un outil pour examiner la relation à un imaginaire personnel, mais aussi collectif, produit au sein des récits occidentaux. Aujourd’hui, les monstres de la data générés par l’économie libérale mesurent notre participation grâce à nos interactions en ligne. Cela abstrait la notion d’action et sa pertinence. Les interactions dématérialisées des agents humains et non-humains sont utilisées dans leur capacité à augmenter la valeur du capital.
Comment ces photos ont-elles affecté ton propre imaginaire politique?
Je me souviens de ce genre d’images depuis mon plus jeune âge, elles font partie d’une mémoire collective. J’avais l’impression d’avoir déjà vu celles-ci en particulier, je les ai donc cherchées dans diverses archives jusqu’à ce que je les retrouve. J’ai été tellement impressionné de voir cette action enregistrée que cela m’a fait réfléchir à la censure aujourd’hui et à la façon dont l’information—et l’accès à celle-ci—est un outil de pouvoir.
Ce rapport au pouvoir se manifeste dans d’autres oeuvres de l’exposition, comme dans Mon corps, ce papier, ce feu (2020).
Oui, dans ce film, ma voix déformée conduit le public à travers des scénarios dystopiques. J’utilise un événement auquel j’ai participé, une manifestation d’étudiant·es protestant contre le paiement des frais universitaires devant le Parlement portugais en 1994, comme point de départ d’un récit qui traite du rôle de l’individu et du collectif. Cette manifestation a été l’une des plus violentes depuis la chute du régime fasciste. Le film se concentre sur la notion de toucher et de l’attention à l’autre, en envisageant un baiser entre deux personnes comme une forme de relation au monde qui est à la fois subjective et engagée.
Love Song est une exposition où les oeuvres sont liées à un espace que tu performes. Peut-on considérer les oeuvres comme des agents ou des subjectivités qui agissent avec ton corps et ceux du public?
C’est une exposition où je m’oriente et me désoriente, avec le monde qui m’entoure, le transformant tout en étant transformé. Par exemple, la série Bússola [Boussole] (2022) est présentée avec un autre groupe de nouvelles sculptures, des impressions sur papier peint et des photographies. L’utilisation de miroirs les transforme en entités conscientes d’elles-mêmes. Ces oeuvres reflètent l’obsession pour l’excès de représentation humaine qui éclipse toute autre perspective. L’amélioration (intérieure et extérieure) du corps humain et de ses technologies démontre le besoin des agents humains de se sentir plus forts, plus efficaces, plus productifs, en alimentant un système de compétition qui profite à la production abstraite du capital. Une autre voix qui habite l’exposition est celle de l’actrice Naelle Dariya dans l’animation Monologue pour un monstre (2022). Dans le film, une créature s’adresse au public sur un ton personnel et intime, lui révélant la transformation qu’iel est en train de vivre. Le «monstre», qui assume sa non-binarité, parle de la façon dont les informations, qu’iel capture et gère, finissent par transformer de manière indélébile qui iel est, et comment iel se relie au monde qui l’entoure.
Nous avons beaucoup parlé du silence et de l’autocensure des dominé·es comme un symptôme persistant du régime fasciste portugais. Comment mobilises-tu différentes narrations, le silence et ces voix?
Love Song, l’oeuvre nouvellement produite qui donne le titre de l’exposition, se concentre sur la déconstruction de la narration par l’utilisation du son. Cette pièce de 45 minutes utilise divers matériaux, fabriqués ou trouvés, soigneusement entrelacés pour créer une bande-son qui accompagne l’enregistrement vidéo de l’une des caméras transmettant en direct depuis la Station spatiale internationale (ISS). La composition des couleurs produite par la «basse qualité» de la séquence génère une image presque accidentelle qui rappelle un paysage. Le récit entend présenter une relation non hiérarchique entre les contenus, avec une approche particulière du temps. Love Song est présentée avec la sculpture Espanta-espíritos (2022), une structure métallique ressemblant à un carillon éolien, précédée du dessin Clair de Lune (n.d.) de la peintre Aurélia de Souza (1866–1922), où un mime s’éloigne d’une lune maléfique aux lèvres rouges. En incluant les oeuvres d’autres artistes, dont des photographies documentaires dans l’exposition, je ramène des faits qui ne peuvent être négligés. Il s’agit d’utiliser les faits contre l’ignorance et l’arrogance, et dès lors de comprendre comment les aborder dans le présent.
Propos de Pedro Barateiro recueillis par Elfi Turpin, février 2022.