À partir du 29 avril 2020, une correspondance entre les artistes Candice Lin et Elena Narbutaitė, initialement publiée au sein de l'édition Memories of the Star (2017), accessible en ligne dans le cadre du programme Windows (18 rue du Château).

Candice Lin et Elena Narbutaitė ont échangé les lettres suivantes durant plusieurs mois en 2017. La connexion est claire: Elena expose actuellement son travail dans Between Ears, New Colours (2020) tandis que Candice a participé aux expositions Le jour des esprits est notre nuit (2019) et Le couteau sans lame et dépourvu de manche (2019). La première fois qu’Elena a écrit à Candice, elles ne se connaissaient pas.

Le texte est rempli d’indices. Des odeurs ou des images qui se transformeront peut-être en de nouvelles œuvres, des mots renvoyant à des installations ou à des livres ouverts dans l’atelier. Des indices émergent de leurs vies à Altadena et Vilnius à travers des questions provenant d’un film américain et son personnage principal, une actrice du nom d’Anna. D’ici la fin des lettres, Anna et (Elen)a auront fusionné.

La première fois qu’Elena entendit parler de Candice, elle écorcha le titre de sa nouvelle Moles and Mice, qu’elle lut Males and Mice. Je le confonds avec Mols and Mice. Les Mols, c’est le titre des nouvelles sculptures en papier d'Elena. Mols c’est un mot qu’on a prononcé sans cesse durant le montage de l’exposition. Un indice, lui aussi.

Ces lettres ont d’abord été publiées dans un livret, Memories of the Star, à l’occasion de l’exposition d’Elena au CAC Vilnius, Prosperity (2017). Merci à Candice & Elena de nous permettre de les republier, et à Jean-François Caro de les avoir traduites en français.

Thomas Patier

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Memories of the Star, une correspondance entre Candice Lin et Elena Narbutaitė, introduite par Candice Lin.

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La rencontre avec Elena a engendré des rejetons sauvages. Human Pig Corp n’en fait pas partie, cette histoire existait avant elle, et non, ça n’est pas vraiment satirique, bien que la pornographie animalo-orwellienne soit peut-être un créneau d’avenir. Mais elle me parle tellement d’hommes, de femmes et de chevaux qu’il m’arrive d’imaginer qu’elle est ma femme et que nous sommes mariées. Mais aujourd’hui, elle vient de m’annoncer par mail que tout est fini et je suis anéantie. Elle me demande d’attendre jusqu’à l’automne pour la dernière question ou la dernière réponse et cela me fait l’effet d’une chape de plomb. J’aimais tellement écrire des mails pornographiques que j’en étais venue à penser que cette activité pouvait m’offrir un avenir financier. Un avenir de niche, certes, mais un avenir malgré tout. Et voilà que tout s’effondre.
    Je suis désolée, mercredi a été une journée dramatique, remplie de noix noires et de la douce country de Lucinda Williams et Gillian Welch. J’ai reçu ton PDF et son mystérieux espace vide. Je suis heureuse de me retrouver avec toi dans cet éther.

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Qu’est-ce que tu fais dans la vie?
Tu as une voiture?

Quel genre de voiture?
Où est-ce que tu habites?
Quelle est la différence entre une lettre et un livre?
Tu es mariée?
Alors, Anna (disons que tu es Anna), je peux t’appeler Anna?

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Chère Candice, comment vas-tu?

    Je suis ravie de t’écrire. Il y a quelque temps, j’ai demandé à Raimundas s’il connaissait quelqu’un que je ne connaissais pas pour une brève interview que je voulais réaliser et il m’a donné ton adresse mail. En tant qu’«inconnue», je suis heureuse que nous ne nous soyons jamais rencontrées! Je m’appelle Elena Narbutaitė.
    Il y a quelque temps, j’ai entendu une conversation dont j’ai noté quelques bribes. Depuis, je meurs d’envie d’en connaître les réponsessi bien sûr tu acceptes d’y répondre. Je serais immensément heureuse de pouvoir les lire.
    Il faut que je te dise: je te connais grâce à deux textes que je trouve très beaux et très justes. L’un a été lu par Doa Aly et l’autre s’appelle Moles and Mice (au départ, je pensais que le titre était Males and Mice!). J’aime bien les lire ou les écouter de temps en temps, si bien que Males devient plus proche de Moles et que beaucoup d’autres choses fascinantes se produisent.
    J’aimerais beaucoup publier cette interview, si elle a lieu, dans une petite édition qui pourrait sortir cet été. Une sorte de brochure ou de carnet.
    Mais si cette conversation à l’aveugle ne t’intéresse pas, ce n’est pas grave, aucun problème. Quoi qu’il arrive, j’espère pouvoir te rencontrer un jour!

    meilleures salutations depuis Vilnius

                                     *
                                  *    *

Chère Elena,

    Toutes mes excuses pour cette réponse tardive, j’ai été très occupée.
    Je pense qu’il serait drôle de s’écrire, mais avant tout, peux-tu me dire pourquoi cette conversation t’intéresse autant? Elle semble très banale, non? Mais c’est peut-être précisément cette banalité qui t’intéresse… sa capacité à générer des mondes nouveaux et entiers? Peux-tu m’en dire plus?

    xxx,
    candice

                                     *
                                  *    *

Chère Candice,

    Merci de m’avoir répondu, de m’accorder du temps et d’avoir posé une question pertinente. Cette lettre risque d’être longuerien ne presse pour y répondre, je vais tâcher de mieux m’expliquer.
    Je pense que cette conversation m’intéresse pour la raison précise que tu mentionnessa banalité, sa simplicité et les choses qu’elle peut engendrer.
    J’ai compris ces questions et identifié leur nature: elles impliquent généralement deux ou trois personnes qui viennent de se rencontrer et qui essayent d’obtenir des informations de manière brutale, urgente et rapide.
    On pourrait croire que ce genre de conversation ne dévoile rien d’utile. Mais j’ai subitement découvert que c’était l’inverse. Je l’apparente à un couteau capable de disséquer la vie, le statut social des autres gens, etc. Tu vois ce que je veux dire? Imaginons qu’un homme rencontre un autre homme ou une femme. Ces deux personnes cherchent à obtenir quelque chose de l’autre mais comme elles ne se connaissent pas, et ces informations rudimentaires sont les seules choses capables d’influer sur les étapes suivantes, les doutes qui naîtront entre elles ou les arrangements qu’elles concluront.
    Je compare ce genre de conversation à une sorte d’instrument de mesure rapide, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un rendez-vous entre personnes qui ne se connaissent pas.
    J’ai subitement éprouvé l’envie de vivre ce genre situation avec quelqu’un, par curiosité. Aujourd’hui, ça n’existe plus. Je pense que les conversations de ce genre avaient lieu quand j’avais seize ans.
    Ensuite, je me suis dit qu’il serait intéressant de reproduire cette expérience avec quelqu’un que je ne connais pas vraiment. Je commence à croire que ça fonctionne. Initialement, ta réponse m’a légèrement décontenancée, puis elle m’a rendue heureuse, parce que j’ai réalisé que les choses n’allaient pas seulement se résumer à répondre à mes questions stupides.
    Je pourrais dire que c’est plus compliqué que tout ça mais que les raisons sont très simples, bien qu’elles soient nombreuses. Si je me demande comment tu répondras, c’est principalement parce que ces questions reflètent des valeurs très ancrées dans la société, et parfois même assez conservatrices, et que les réponses peuvent réduire en pièces et transformer ces conventions. Imaginons une question sur les voitures. J’ai très envie de savoir si tu as une voiture. Et j’ai très envie de savoir ce que tu en penses, si tu y penses.
    En vérité, je n’ai pas surpris cette conversation dans la vie réelle, même si j’aurais tout à fait pu lentendre dans un café ou dans un parc. Elle est tirée d’une scène de All the Vermeers in New York dans laquelle deux jeunes femmes rencontrent un homme dans un bar et entament une conversation.
    Peut-être que tu connais ce film?
    Ce serait très intéressant d’essayer d’engager cette conversationje pourrais commencer par une seule question: où habites-tu?
    Nous inventerons peut-être quelque chose de nouveau en parlant.

    amicalement!
    elena

                                     *
                                  *    *

Chère Elena,

   Si, par exemple, je faisais en sorte de te faire peu à peu comprendre que je ne suis pas une femme, de façon brutale, urgente, rapide, avec des attitudes peu féminines, je me demande si tu continuerais à m’écrire. [Sur Internet, l’artisan qui rénove mon atelier utilisait un avatar qui le représentait en trentenaire lesbienne, tour à tour vêtue d’une armure intégrale en métal et d’un costume d’animal à fourrure. Il m’a dit: «Personne ne se doute de ma véritable identité», sans pour autant émettre l’éventualité que les femmes avec qui il couchait en ligne étaient aussi juste des femmes comme lui.]
   Je voulais t’envoyer Human Pig Corporation mais c’est tellement dégoûtant et abject que j’ai pensé que tu t’en rendrais compte trop rapidement, trop brutalement, trop rapidement, quoique peut-être avec une urgence partagée. La nouvelle avait bel et bien une banalité qui, je pense, en rendait la violence efficace. Mais le fait que je ne te connaisse pas me rend à la fois timide et sûre de moi. Il n’y a rien à perdre, mais aucune confiance n’est instaurée. Un étrange champ des possibles.
   Dans ma voiture, j’imagine parfois que c’est dans un livre (beaucoup diront un livre raté, mais je défends ses tendances populistes) (Je pourrais prétendre que ça s’est passé dans ma voiture, tout comme tu as prétendu avoir surpris cette conversation dans la vraie vie alors qu’elle est tirée d’un film, mais je serai plus directe avec toi pour faire avancer les choses. Alors… ça ne s’est pas passé dans ma voiture mais dans un livre qui décrivait un voyage en voiture)voici un passage que j’ai gardé en tête. C’est au sujet des couples d’animaux. Au cours d’un trajet en Uber, l’auteur·e écoute des passagers parler de leur travail, qui consiste à masturber les chevaux et à guider ceux qui sont dotés d’un pénis dans les bons orifices. «Ils ont vraiment besoin de ce genre d’assistance?», s’étonne l’auteur·e, choqué·e, puis immédiatement honteux·se de la dimension hétéronormée de sa réaction, elle·lui qui est peut-être la·le plus carriériste des écrivain·e·s queer. «Tu serais surpris de savoir combien de fois ça finit dans le cul», explique le travailleur agricole. «Et puis il y a toutes ces sécrétions.»
   Je vis à Altadena, à l’est de Los Angeles et au nord de Pasadena. C’est un bel endroit, mais pas forcément comme tu l’imagines, et quand le temps est couvert le matin, des nuées de perruches vertes viennent se rassembler près de ma fenêtre et me réveillent avec leurs cris stridents. Mais ces jours-ci, le ciel est dégagé.

   Bien à toi,
    Candice

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                                  *    *

Chère Candice,

   Merci. Si ça devient clair, je vais continuer à t’écrire, même si j’ai autant peur de moi-même que de toi. Je me laisserai conduire par cette crainte étrange.
   Ton passage au sujet de la voiture m’est resté en tête: (j’ai dansé pendant des heures dans une boîte à bijoux vide). En rentrant chez moi, je me suis demandé: «Quel genre de situation serait capable de sérieusement me déstabiliser?» Sans réfléchir, je me suis représenté un cheval. Je devais le monter. J’ai imaginé une scène dans laquelle le cheval galopait de plus en plus vite et devenait incontrôlable. Je ne sais pas monter à cheval. Et toi?
   Le but était d’accepter les secousses et de rester en selle. Ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte d’où provenait l’image du cheval.
   Beaucoup plus tard, ce soir-là, j’ai fini le passage d’un livre qui s’arrêtait sur cette phrase: «Ils se tenaient droits; les chevaux secouaient leurs flancs.» C’est la fin d’une scène au cours de laquelle un homme et une femme sont à deux doigts de faire l’amour. On ne sait pas vraiment s’ils vont jusqu’au bout.
   Certaines personnes diraient que les chevaux et les voitures sont une séquence logique, mais je ne vois pas les choses comme ça. Les conversations de travailleurs dégagent une puissante sensation olfactive. Totalement imaginaire. Je me demande si l’auteur a été choqué par son propre comportement.
   As-tu remarqué que les faits sont rarement choquants mais que ce sont les liens entre les choses qui font toute la différence? C’est probablement une évidence. Dans ce cas précis, j’imagine quatre hommes dans une voiture neuve et des chevaux dans le ciel. J’entends vaguement les moteurs et d’autres bruits et j’imagine qu’on est le soir. Mais la seule chose dont je suis certaine, c’est que malgré qu’ils soient dans la même voiture, chacun part dans une direction différente.
   Je t’envoie une image qui représente la façon dont je t’imagine à l’instant. Tu montres tes royaumes du doigt. J’ai trouvé cette image dans un tiroir, chez ma mère, après avoir lu ta réponse, qui a rendu certaines parties de moi plus rayonnantes que la lumière du jour, d’une manière électrique. Qu’est-ce que la «Human Pig Corporation»? Peux-tu m’en dire quelques mots?
   Même si je n’ai pas beaucoup de souvenirs, j’ai eu l’impression d’avoir 15 ans dès que j’ai ouvert ta lettre. Je me souviens qu’à cet âge, je voyais les hommes ou les femmes comme des étangs liquides où se mêlent des couleurs de peinture, animés non pas par des définitions claires, mais par le vent, et le vent m’a toujours remplie de joie. Aujourd’hui, je pense que c’est la manière dont tu es entrée, avec le vent. Comment pourrais-je l’expliquer autrement?
   Est-ce qu’il y a beaucoup de vent à Los Angeles, à Altadena, où tu habites?
   Je me demande ce que tu fais dans la vie, si tu es mariée ou non.
                    (6)
   chaleureusement,
    e

                                     *
                                  *    *

très chère elena,

    Je continuerai à t’imaginer comme un cheval tant que tu ne remplaceras pas cette image par une forme humaine en chair et en os. Je connais beaucoup d’histoires de chevaux, certains royaumes étaient en plastique sans bisphénol A et d’autres se faisaient laver dans la mer, au Brésil, et galopaient vers moi comme s’ils voulaient me piétiner avant de s’arrêter net et de me sentir le visage. Un autre est entré dans une église du 15ème siècle au-dessus de laquelle poussait un arbre, avec, sérieusement, une énorme érection. Je crois que ma barbe lui plaisait. Je possède des documents qui le prouvent.     
    L’odeur du travail ferait un bon parfum d’artiste. Les artistes sont toujours si tourmenté·e·s, si romantiques, si excessif·ve·s dans leur préoccupation envers le monde du travail. Je dis que les lettres que je t’écris sont du non-travail; mais si tu édites et diffuses un livret, est-ce du travail? Imprègne-le de ce parfum.
    J’aime parler des hommes, et c’est une chose qui m’a frappée dans tes mails. C’est drôle que tu me parles d’étangs liquides, parce que je venais d’écrire à une amie au sujet de Ran-Ma, un dessin animé qu’elle regardait, dans lequel les personnagesun père et son filsse transforment respectivement en panda et en jolie fille au contact de l’eau après être tombés dans des sources chinoises maudites, d’où provient par ailleurs ma potion (potentiellement capable de changer ton espèce ou ton genre).
    Quand j’étais petite et que je commençais à me masturber en me frottant à mon oreiller tout en dessinant à plat ventre sur mon lit (c’est toujours ma méthode préférée), j’ai imaginé une histoire répétitive sur Shirley Temple, des loups, des montagnes de diamants, le Robinson suisse et une sorcière. Dans cette histoire, il y avait (parmi beaucoup d’autres choses) une sorcière qui transformait les hommes en loups en s’enfonçant des archets de violon et d’autres ingrédients dans le vagin et en couchant avec eux. Ses étangs liquides étaient profonds et possédaient des pouvoirs de transformation similaires à ceux du vent qui souffle sur ton eau. Est-ce que le vent dérange aussi les choses sous la surface? N’est-ce pas plutôt l’attraction magnétique qui crée les vagues? Je ne pense pas que ce soit le vent. À ce qu’il paraît, le vent de Santa Ana est parfois si puissant dans mon quartier qu’on ne peut pas installer une clôture sans ouverture, si bien qu’autour de chez moi, toutes les clôtures sont ajourées, ce qui semble aller à l’encontre du but recherché, même si d’une certaine manière ça fonctionne. Une clôture sans ouverture serait trop résistante et, si le vent l’arrachait, elle deviendrait une arme capable de blesser des passants à 100 rotations par minute. (Ce n’est pas la vitesse exacte.) Et toi, jusqu’où te porte ton vent? Peux-tu me parler de Vilnius?
    C’est drôle que tu me demandes si je suis mariée. Je viens d’avoir une longue et triste conversation avec ma (non-)amie fan de Ran-Ma et nous avons décidé que nous ne pouvions plus continuer à faire «ça» parce que je suis ouvertement «mariée». Je conteste la tournure qu’a prise cette conversation. Ça a peut-être plus à voir avec une insensibilité dans la région du cœur, une capacité à me distancier de mes sentiments, qu’avec un mariage légal qui de toute façon n’est pas reconnu par l’État de Californie.
          (7)
    Et toi? Tu es en couple? De quelle manière?

    xx,
    c

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                                  *    *

Chère Candice,

    Il vient de m’arriver quelque chose. Quelqu’un s’est brièvement assis dans le café d’où je t’écris (je n’avais plus de café chez moi). Je suis installée à une longue table, on dirait que c’est toujours le matin, il fait beau ! J’étais en train de t’écrire quelque chose d’encore assez vague, et un homme s’est assis et a bu son café pile en face de moi. Je ne l’ai même pas regardé, mais subitement, j’ai senti un courant puissant me parcourir les genoux, les mains, le cou et les lèvres. Au bout d’un moment, j’ai avancé mon épaule pour me rapprocher de luila main qui tenait sa tasse était très proche de mon visage. Tu vois, quand chaque poil de ton visage produit d’infimes vibrations? C’était si agréablecette sensation d’être prisonnière de ce vertige a duré peut-être trois minutes. Je l’ai brièvement regardé: il avait un nez de tortue et une grosse bague à un doigt, qui était la chose la plus proche de mes yeux. Une bague est une chose qui attire l’œil, et c’est la première fois de toute ma vie que je m’en suis rendu compte aussi clairement.
    À ce moment-là, j’essayais de relire ta réponse, tout comme je l’avais fait pour le passage du cheval qui galope et s’arrête pile devant toi pour sentir ton visage. J’ai adoré cette situation. Tu sais pourquoi? Parce qu’elle déborde de joie. Dans cette scène et la suivante, le cheval et toi me semblez des êtres très anciens qui vivent les choses comme elles viennent. Indifférents au passage du temps. Le cheval qui perd la mémoire et toi, qui fais de la mémoire une réalité moins préoccupante. On entend des rires. Une partie de l’histoire s’est renouvelée. Il y a une autre chose qui ressort: tes mains. Elles m’évoquent de l’eau et du savon. Merci pour ton autre idée sur le parfum.
    C’est fou, je dois te lire au moins cinq fois pour pouvoir comprendre les petites choses et les liens entre mes questions et tes réponses. C’est probablement la raison pour laquelle je prends du temps à répondre, même si j’aimerais être beaucoup plus rapide. Ça doit aussi être à cause de mon anglais. Et de ta rapidité et de ton âge. Je pense que tu dois avoir environ 1500 ans mais tu as l’air jeune comme chaque journée qui commence. J’aimerais imaginer l’effet que ça fait. Au moins, mes échanges avec toi me donnent un indice. Ce non-travail me paraît très jeune, comment pourrais-je le décrire autrement? J’adorerais le voir publié dans un livret.
    Je t’envoie cette partie sans conclusion. La seconde suivra bientôt.

    Merci!
    elena

                                     *
                                  *    *

chère Candice,

   ici :
    Il neige. À la fenêtre, je vois de la pluie et des flocons tomber et voltiger vers la droite. Le vent s’est levé hier, alors qu’il faisait encore beau et chaud, c’était assez exaspérant, sec et poussiéreux, comme un râteau. Aujourd’hui, on dirait un conte d’avril. La neige tombe sur les jeunes feuilles et fond dès qu’elle touche le sol. Au loin, je vois un arbre illuminé par un réverbère, comme par magie. Ça me donne envie de sortir fumer une cigarette sous un parapluie, mais en même temps quelque chose m’en empêche. Ce genre de chose arrive souvent à Vilnius, surtout à ce moment de l’année: en l’espace d’une nuit, le temps estival précoce est chassé par des vents violents, des pluies et même de la neige, comme ce soir.
    Au printemps, les flocons de neige sont particuliers, différents de ceux qui tombent en hiver. Ils sont légers et fragiles, beaucoup plus cotonneux, gros et informes. Quand tu les regardes, tu comprends qu’ils ne sont plus réels. Ils fondent rapidement et se changent en eau, puis en boue, parce qu’il y a beaucoup de terre à Vilnius. Dans cette ville, tes ongles sont sales au bout d’une demi-journée.
    Un ami que je vois souvent vient de m’envoyer un joli portrait de moi par SMS, bien que nous ne nous soyons pas vus aujourd’hui : «oui, comme un hareng, le ventre qui scintille dans le noir, les yeux qui étincèlent et chatoient», soirée poisson. Je n’ai jamais été mariée mais ça m’intéresse depuis toute petite. Ça me rendait curieuse et parfois ça me faisait pleurer. La vie des autres m’émouvaitquand j’étais enfant, j’observais la vie des gens mariés.
    Les relations amoureuses me paraissent si délicates que je crois qu’il m’arrive d’oublier d’y participer et de me contenter de les observer. C’est à la fois excitant, effrayant et vague, flatteur de voir quelqu’un tournoyer presque librement.
    Quand tu as employé le mot «triste», tu m’as fait me rendre compte que je n’ai pas ressenti de profonde tristesse depuis un certain temps. Et quand tu parles de Ran-Ma, je parviens subitement t’imaginer chez toi. C’est intéressantça ouvre subitement un espace pour tout.
    Un autre ami vient tout juste de m’écrire en me disant que ce serait une bonne chose de créer de l’espace libre. Ton propre espace a l’air libre en ce moment, il y a un personnage, dans ton écriture et probablement au fond de toi, qui aime le temps. Cela me fait penser à la fin de la première partie de notre conversation. Pour simplement donner sa chance au temps. Veux-tu poursuivre la seconde partie prochainement, vers l’automne? Je pense que je sais déjà où elle peut aller.
    Et maintenant, quelles questions me reste-t-il à poser? Anna est déjà entrée. Ta rapidité est impressionnante!
    Ach, il y en reste une, la dernière: quelle est la différence entre une lettre et un livre?
                        (4)
    Vilnius, hier
    bons baisers de Vilnius,
    e.

                                     *
                                  *    *

Très chère (Elen)a,

    Je suis si surprise et attristée par la fin brutale de notre intimité. Je suppose qu’elle a commencé à se désintégrer quand nous avons dévoilé nos attachements pour d’autres êtreschevaux, poissons, bagues dans les cafés. Tu vois, j’avais commencé à me dire que tu étais ma femme. Je sais, on laisse si facilement libre cours à l’imagination. Mais peut-être suis-je fondamentalement une personne d’intérieur, et la non-monogamie ne fonctionne que sous l’illusion de la singularité. Je dirais que ce n’est pas une illusion, mais plutôt des points isolés dans l’espace. Si nous sommes des quanta, pourquoi est-il si difficile de résister à se comparer? Tu n’es pas comme mon mari, tu n’est pas comme mon amant, et bien que tu soies étrangère, je t’imagine aussi avec ton ventre argenté, affalée dans la boue. As-tu déjà lu les passages sur les harengs dans Les Anneaux de Saturne de Sebald? Comment ils vivent, comment ils meurent, comment leurs corps s’empilent à la suite d’une descriptionsous- entenduede l’Holocauste, et comment les scientifiques leur ont fixé des petits anneaux dans le nez pour suivre leurs mouvements qui ne seraient plus jamais perdus dans l’immensité de la mer? Ce serait presque trop littéral de te montrer une image tirée de ce livre. Mais la tragédie me rend directe et spontanée.
    Pour moi, un anneau ne sera jamais un bel objet.
    Tu n’es pas un livre comme Les Quatre Filles du docteur March ni même une nouvelle, «La Fugitive», que je peux relire à loisir, confortablement installée dans mon canapé. Je ne peux pas t’oublier à moitié puis m’émerveiller à nouveau pour ta description de tes yeux noirs «primitifs», ton langage inaccessible. Tu choisis de répondre ou de ne pas répondre.
    Tu dis : «Attends jusqu’à l’automne pour mon retour.» Peut-être, peut-être pas. J’attendrai probablement.
    Mais mon attente ne sera pas celle d’un livre sur une étagère.
    J’imagine tes ongles sales tandis que tu les ronges distraitement. Est-ce toi sur la photo, les cheveux dans le visage, comme une version plus jeune de la femme de La Jetée? Ou es-tu de dos? Tu ressembles à deux exploratrices qui regardent le soleil se coucher, la rivière empaquetée comme un cadeau de Christo quand son lit est asséché.

    xx, c

                                     *
                                  *    *

Très chère Candice,

    Je ne voulais pas te faire de peine mais je me doutais que ça pouvait arriver. Je suis aussi triste que toi. Quand je t’ai envoyé la lettre, je n’en suis pas revenuej’avais l’impression qu’on parlait depuis des années. J’éprouve la sensation étrange de longs passages temporels en toi.
    C’est peut-être quelque chose qui, comme le dit l’un de mes amis, vit derrière le dos des gens? Il y a quelque chose dans ton dos qui rayonne inconsciemmentce dos m’a beaucoup touchée.
    Cette tristesse était donc tentante… et c’est probablement pour te venger que tu dis que je me ronge les ongles, chose que je ne fais jamais, bien je sache l’effet que ça fait sous les dents.
    J’ai probablement décidé qu’il était temps de songer à interrompre ou suspendre notre correspondance, parce que j’avais l’impression d’un violent déluge. Subitement, en très peu de temps, j’ai fait l’expérience d’un voyage à la fois métallique et très chaud en ta compagnie. Des fragments d’hommes, de femmes et de chevaux étaient extraits d’endroits inconnus. Ils sont bien plus brillants et animés depuis que je t’ai rencontrée.
    Plus tard, je te réécrirai, sans m’attendre à retrouver la même Candicetu n’es pas un livre. Même si j’adorerais lire le livre écrit par toi.
    Je dois y aller, le temps passe trop vite ces jours-ci, et t’écrire est l’une de mes activités quasi illégales préférées.
    Je reviendrai bientôt, pour toucher du hareng et d’autres choses dans cette photo.
    Il va bientôt pleuvoir dehors x à bientôt

    e

                                     *
                                  *    *

très chère Candice

    Non, je n’ai pas lu Les Anneaux de Saturne de Sebald. Je le lirai en juin, quand ce livre sera sorti.
    Ce sera le moment parfait pour sentir quelque chose tournoyer librement.
    Je viens de remarquer que tu m’appelles Elen au début de ta lettre. Certains membres de ma famille proche m’appelaient comme ça, sans la terminaison, quand je faisais des bêtises.
    J’avais aussi une amie qui répétait tout le temps ce passage d’un conte de fées:
    «Elen, Elen, regarde, allons nous baigner, dans une rivière coule le lait, dans une autre bouillonne le sang»… Subitement, je lis ton entrée dans la lettre et je me souviens de tout ça!
    C’est comme le chant du printemps, où tout est à venir et momentanément imparfait.
    C’est moi qui ai pris cette photo: il y a ma sœur, ma cousine (probablement celle qui ressemble à une version plus jeune de la femme de La Jetée) et deux amies, Dalia et Ieva.
    Nous étions au milieu d’une excursion à pied vers un petit restaurant géorgien loin du centre-ville. Il y avait beaucoup de vent. Je t’ai répondu la nuit suivante, je crois. C’était la dernière journée chaude jusqu’à aujourd’hui.
    Et «la non-monogamie ne fonctionne que sous l’illusion de la singularité», c’est probablement le cas. En ce qui me concerne, c’est probablement l’inverse, la singularité ne fonctionne que sous l’illusion de la non-monogamie. J’ai l’impression que l’esprit, en tant que membrane transparente, est fréquemment capable d’isoler des choses les unes des autres et de maintenir des illusions qui semblent extrêmement réelles, même lorsqu’on est conscient (je ne me suis peut-être jamais dit que c’était une illusion, ça pourrait être réel). Je pense que l’attention joue aussi un rôle, elle fait apparaître les choses, elle les sépare et les relie, comme les amours et les voyages. Mais parfois, elles ne se relient pas, et tes lettres vont me manquer.
    Tu as raison, nous sommes arrivées à un endroit marqué par une trop grande familiarité.

    À bientôt
    Bien à toi
    e

                                     *
                                  *    *

Les 7 images associées à ces lettres sont:
1. Couverture du livre Memories of the Star. Graphisme, Vytautas Volbekas. Photographie d'un œuf par Darius Petrulaitis.
2. Rosalind Nashashibi, Dust, 2017. Peinture, qui n'existe plus.
3. Photographie provenant d'un album photo de Dalia Dūdėnaitė.
4. Album photo d'Elena Narbutaitė.

5. Œuf photographié par Darius Petrulaitis.
6. Album photo d'Elena Narbutaitė.
7. Album photo de Candice Lin.