Du 15 décembre 2002 au 14 mars 2003, Le manuscrit trouvé dans une bouteille, exposition collective avec Joël Bartoloméo, Marcel Broodthaers, Thierry De Cordier, Joseph Grigely, Ulrich Meister, Elodie Huet, On Kawara, Annelies Štrba, sur un commissariat d'Hilde Teerlinck.
Le journal intime: autobiographique et universel.
Le centre d'art d’Altkirch est un ancien Iycée dont la taille et la disposition des salles sont particulièrement propices à la succession d'univers singuliers. Il est intéressant de voir d'une œuvre à l'autre, d'une salle à l'autre, comment une situation dont le champ d'action et de réception est très ouvert se resserre jusqu'au confinement. Le commissaire de l'exposition a pris soin de favoriser ses effets de gros plan / plan large, comme ceux d'un appareil photo, obligeant le visiteur à accommoder en permanence son regard et sa position physique autour de la frontière entre l'intérieur et l'extérieur, et notamment le moment sensible où celle-ci est franchie. Car la question pourrait être: comment faire passer ce message intime à d'autres, comment le donner?
L'exposition est ainsi une réflexion sur le journal intime ou plus exactement sur sa divulgation et la perte de son caractère d'absolue intimité. La première pièce est une œuvre de Marcel Broodthaers, le Manuscrit trouvé dans une bouteille, datée de 1974. Elle figure jusqu'à la caricature la position de l'artiste qui, dans sa quête existentielle, offre à l'inconnu son dernier message, celui de la dernière chance d'un être égaré recherchant la lumière. Ce qu'évoque cette métaphore est suffisamment large et fortement inscrit dans l'imaginaire collectif pour que chacune des œuvres de l'exposition y fasse écho.
Les paysages que dessine Thierry De Cordier foisonnent de notes personnelles qui en font des moments intimes. Élodie Huet choisit la fiction d'un instant fulgurant (Le contrôleur): le récit du coup de foudre d'une midinette pour un contrôleur de train bulgare et son fol espoir de le retrouver. Dans une cuisine familiale, Annelies Strba filme ses filles (Max, 2001) mais la précision de la réalisation en fait une rêverie irréelle: la scène se rapproche d'un plan séquence qui serait monté à l'envers, s'attardant sur beaucoup de détails accompagnés de ralentis qui accentuent l'effet de rituel de chacun des gestes effectués par les deux personnages, comme tout droit sortis de récits mythologiques.
Transmuée par cette lente chorégraphie du quotidien, la cuisine est devenue un espace sacré.
Plus loin dans l'exposition, la thématique s'élargit avec une Conversation Piece, The Tree-Trimming Party (1998-2000), de Joseph Grigely et un ensemble de pièces de On Kawara: des cartes postales de la série I Got Up in Berlin (1976) et une Date Painting, Feb 8, 1982. Un étrange mais intéressant dialogue se noue entre ces temporalités dissonantes; l'une est dans la vivacité de l'instant, l'autre dans l'étirement d'une durée cyclique. Chaque Date Painting d'On Kawara consigne une journée avec son lot d'événements relatés par les médias et tous les souvenirs personnels qui l'accompagnent, tandis que sa série de cartes postales énumère l'heure à laquelle il s'est levé chaque matin. Parce qu'il est sourd et muet, Joseph Grigely communique avec son entourage par l'échange de notes griffonnées sur des bouts de papier qu'il récupère puis dispose minutieusement dans ce qui semble être le décor d'un intérieur propice à la conversation.
Si Grigely et On Kawara s'adressaient au départ à un interlocuteur en particulier, le fait que leurs messages soient exposés et donc lisibles par tous fait non seulement partie de l'œuvre, mais c'est dans cette proposition d'élargissement de leur audience qu'ils accèdent à une autre dimension, dans le temps et dans l'espace, et font œuvre. Ces deux artistes figent des moments de vie quotidienne chargés de nostalgie et le décalage entre les deux modes d'émission de leurs messages en renforce les singularités.
Dans ce même rapport entre l'espace personnel et l'espace public, Joël Bartoloméo montre des vidéos de personnes endormies (Les dormeurs). Elles sont présentées sur des moniteurs et font face à une fresque où les songes du monde sont des images issues des journaux et mécaniquement agrandies sur bâches. On retrouve cette collusion entre des événements intimes et des faits publics dont il est question dans son carnet de rêves, publié en facsimilé à l'occasion de l'exposition. La cohérence de l'exposition s'affirme encore davantage avec les œuvres d'Ulrich Meister où l'on retrouve cette même rupture d'échelle, qu'il s'agisse de son journal écrit et dessiné sur de grandes plaques de polystyrène (Tagebuch auf Styropor, 1993-1995) ou de ses dessins ou peintures d'objets du quotidien ramenés à l'épure d'un simple trait sur fond blanc (Malerei auf Leinwand, 1989). Dans les notes raturées deson journal, émaillées de petits dessins, le propos, délibérément trivial, montre un homme qui se débat avec son quotidien et porte toute son attention à de petites choses, à ce qui est insignifiant, qu'il s'agisse de soucis personnels dérisoires ou d'objets déconcertants de banalité qu'il détoure et détourne poétiquement jusqu'à en faire des sujets de ravissement.
D'œuvre en œuvre, l'exposition semble vouloir faire le pari d'une «autobiographie de tout le monde» pour reprendre le titre du livre de Gertrude Stein. Sans l'établir comme une constante, elle s'attarde sur ce passage de frontière où le fait personnel prend une dimension universelle susceptible d'appartenir à tous, où les déboires, les incertitudes et même n'importe quel acte se transforment en actions publiques et héroïques. Le « message dans la bouteille » se retourne comme un gant et fait de la banale bouteille le véritable message, traversant les océans du discours del'intimité, pour dire que dans leur enfermement, nos vies se ressemblent.
- Sandra Cattini, critique d'art