Du 12 septembre au 21 novembre 2004, Coup de cœur II—un choix sentimental, exposition collective avec Tim Eitel, Ingeborg Lockemann, Marius Mørch, Yann Paolozzi, sur un commissariat d'Hilde Teerlinck.
Avec Coup de Cœur II—a sentimental choice, le CRAC Alsace poursuit la série d'expositions collectives de jeunes artistes internationaux commencée en automne 2003. Quatre artistes originaires de trois pays européens ont été invités cette année autour d'un thème commun: la ville. La sélection, réduite et concentrée, jette au plan du contenu et de la méthode un éclairage différencié sur l'espace urbain culturel et empirique.
L'artiste le plus en vue est le jeune Allemand Tim Eitel. À 33 ans, après des études à l'école de graphisme et d'art de Leipzig, Tim Eitel connaît un grand succès public avec des peintures à l'huile réalistes pleines de références artistiques aux Romantiques. Le CRAC Alsace expose une petite sélection d'images d'espaces intérieurs: évocations de galeries et de musées, cubes blancs et stériles de la présentation artistique. Des espaces dont Eitel révèle l'incroyable aridité jusque dans l'abstraction et où il introduit des personnages contemporains incarnant la jeunesse, le succès, la mode, mais pas totalement en phase avec eux-mêmes et dans des paysages aseptisés, qui procurent à la fois une sensation de réel et d'irréel. Ceci s'applique également à la nature. Le CRAC Alsace expose quelques scènes de plein air, ce qui n'est pas en contradiction avec le thème de la ville. Chez Eitel, le paysage n'est ni une nature libre, ni un espace sauvage ou idyllique. C'est un cadre, souvent suggéré par des rangées d'arbres flous à l'arrière-plan, des surfaces de couleur mate, un néant vert. Cette nature n'est ni une aide ni un défi, l'homme est seul, parfois représenté de dos à l'instar de la figure romantique. Si les portraits donnent fortement dans le pathétique, les images de groupes dénotent un psychogramme serré. Ausflug, œuvre de 2003, est l'instantané d'une promenade avec des connaissances ou des collègues qui évoque plus la dispersion qu'un sens de la communauté: on se déplace, isolé, par petits groupes.
L'indicible prend forme et nous renvoie à l'amitié en cette époque de désengagement. Les travaux d'Ingeborg Lockemann font l'effet d'un clin d'œil effronté à côté des grands formats d'Eitel. L'artiste née en 1962, qui vit à Berlin, explore l'espace citadin avec un intérêt sociologique et une vision microscopique, cherchant le petit dans le grand, l'invisible dans les objets de notre quotidien. Pour le travail exposé au CRAC Alsace, elle a flâné dans Altkirch et a photographié certains détails surprenants: une voiture de manège avec une capote anti-pluie, l'ornement d'un balcon en fer forgé, l'abri d'un arrêt de train. Des choses qui, par habitude, sont devenues invisibles pour les habitants d'Altkirch. Lockemann travaille sur PC les photos qu'elle transforme en formats réduits et en pictogrammes aux couleurs pastel avant de les réinstaller en images murales ou vidéo. Il en résulte un monde d'images intimes et étranges, avec une connotation irréelle. Le travail de Lockemann n'est pas sans rappeler le processus du rêve, il juxtapose des images oubliées, et ce avec beaucoup d'esprit, comme lorsqu'elle place un arrosoir devant un séchoir à céréales ou des retraités devant un lieu de rencontre de jeunes. Ces pièces se déplacent avec légèreté dans l'espace. Dans la vidéo, elles évoluent sur un fond neutre et blanc, comme un banc de poissons, ce qui rend vivant la poésie de I'insignifiant.
Yann Paolozzi, qui vit à Paris, prend pour sujet des espaces citadins plus agressifs. Cet artiste de 27 ans visualise les grandes métropoles américaines fantasmées, telles que les jeunes Européens rompus aux jeux vidéo se les représentent. Au centre de son installation, une voiture en bois, réplique grandeur nature de la Ford Torino dans laquelle roulaient les protagonistes virils de la série américaine "Starsky et Hutch". Paolozzi a supprimé la couche de vernis rouge et blanc qui caractérisait le véhicule des héros. Sa pièce brute en bois est une surface de projection pour les visions du monde masculin des mégalopoles américaines. L'attitude cool made in USA se retrouve aussi dans les images murales proches du graffiti: cowboys, trucks, jeux informatiques, beautés en bikini et explosions de couleurs se mêlent en une sorte de bande dessinée pleine d'action et de symboles, sans que ce ne soit jamais gênant. Mais Paolozzi ne fait qu'esquisser ces symboles, il laisse en suspens les lignes, qui se dispersent dans le blanc vide des fonds, renvoyant au côté merveilleux et irréel des images.
Dans l'œuvre vidéo Island of Defense de Marius Mørch le spectateur est une fois encore confronté à l'architecture, motif central de l'espace urbain. À la différence d'Eitel ou de Lockemann, il n'y a pas ici de vision intérieure, ni insignifiance. Dans les vidéos de Mørch, l'architecture moderne est vue en tant que masse dérangeante, un jeu de formes désincarné. Ce norvégien de 31 ans a créé avec les prises de vues du quartier parisien de la Défense une impressionnante odyssée photographique à travers des labyrinthes de verre et une géométrie en béton lisse surplombée d'interminables escaliers roulants. Le plus grand quartier d'affaires d'Europe, où 3 600 entreprises ont leur bureau, est montré comme un décor froid et kafkaïen, à la fois fascinant et oppressant, qui semble être devenu une fin en soi. La taille imposante des constructions fait ressembler les hommes à des nains dans un monde de géants de l'économie. La phrase de Hans Magnus Enzensbergers vient aisément à l'esprit: "Chaque citadin sait que l'architecture, contrairement à la poésie, est un art terroriste."
—Alice Henkes, critique d'art (Kunstbulletin, Der Bund—Berne)